4
UN PACTE EST CONCLU
— Imbéciles que vous êtes, dit Katinka van Bak, méprisante, vous ne méritez pas la chance que nous vous offrons. Les projets d’Ymryl sont bien près d’aboutir si votre comportement les sert à ce point. Vous ne vous rendez donc pas compte que vous faites exactement ce qu’il veut vous voir faire ?
— Silence !
Le jeune homme dont une cicatrice ornait la mâchoire foudroya du regard la guerrière.
Ilian releva la tête, l’agita faiblement pour s’ôter du visage les mèches que la sueur y plaquait.
— Pourquoi discuter avec eux, Katinka ? De leur point de vue, ils ont raison.
Voilà trois jours qu’ils étaient pendus par les bras, détachés seulement pour manger et se soulager. Quelque souffrance qu’il en résultât, Ilian la savait insignifiante comparée à ce qu’elle avait connu dans les basses-fosses d’Ymryl. À peine avait-elle conscience de l’inconfort de sa posture. Sur elle essentiellement s’était pourtant concentré le fiel de ceux qui les avaient capturés. Le coup de pied dans le ventre n’avait été que le premier d’une interminable série. Elle s’était fait cracher dessus, gifler, agonir d’insultes. Elle n’y voyait aucun sens. C’était son dû, voilà tout.
— C’est leur arrêt de mort qu’ils signeront en nous tuant, dit tranquillement Jhary-a-Conel.
Lui aussi donnait presque l’impression d’être indifférent à la douleur. Il semblait avoir dormi pendant la majeure partie de leur supplice. Son petit chat noir et blanc avait disparu.
Les yeux du jeune balafré allèrent d’Ilian à Katinka, de cette dernière à Jhary.
— De toute façon, dit-il, nous sommes condamnés. Les chiens d’Ymryl ne vont plus tarder à nous débusquer.
— C’est précisément de quoi je parle, dit Katinka van Bak.
Le regard d’Ilian se porta plus loin dans les ruines de l’antique cité. Attirés par les voix, d’autres convergeaient vers l’arbre auquel étaient suspendus les trois prisonniers. Des visages qu’elle reconnaissait pour la plupart. Ceux des jeunes gens avec qui elle avait passé, dans les jours anciens, le plus clair de son temps à s’entraîner aux arts martiaux. Les survivants de ses troupes d’élite, grossis de quelques citoyens de Virinthorm qui, lors de la prise de leur ville, s’en étaient échappés ou avaient eu la chance d’être ailleurs. Et dans leur nombre, il n’en était pas un qui ne lui vouât cette haine particulière à ceux qui ont admiré quelqu’un pour découvrir ensuite que ce quelqu’un méritait leur mépris.
— Il n’y a personne ici qui n’aurait fini par livrer les renseignements qu’Ilian a donnés à Ymryl, dit Katinka. Il ne faut pas savoir grand-chose de la vie pour être incapable de le comprendre. Vous autres, jeunes guerriers, vous êtes encore un peu niais. Vous manquez de réalisme. Nous sommes votre seule chance de combattre Ymryl et de le vaincre. C’est donc mal mener votre partie que de nous malmener. C’est ne pas jouer vos atouts. Oubliez cette haine à l’égard d’Ilian… du moins jusqu’à ce que nous ayons livré bataille à Ymryl. Vos ressources sont insuffisantes, mes amis, pour faire l’impasse sur les plus précieuses.
Le jeune homme à la cicatrice s’appelait Mysenal de Hinn, et c’était un lointain parent d’Ilian. Comme bien des jeunes gens de la cour, il en avait naguère été amoureux, ce qu’elle n’ignorait pas. Il fronça les sourcils.
— Vos propos ne manquent pas de sens, Katinka van Bak, et vous nous avez toujours bien conseillés par le passé. Mais comment déterminer si ces paroles sensées ne sont pas destinées à nous tromper ? Car nous savons tous que vous avez passé quelque marché avec Ymryl pour nous livrer entre ses mains.
— Vous devez garder en mémoire que je suis Katinka van Bak. Jamais je ne ferais une chose pareille.
— La Reine Ilian a bien trahi son propre frère, lui rappela Mysenal.
Ilian ferma les yeux. Maintenant la douleur était là, n’ayant rien à voir avec ces cordes qui lui cisaillaient les poignets.
— Sous la torture, souligna Katinka, perdant patience, sous une abominable torture. Tout comme j’aurais peut-être moi-même trahi. Mesurez-vous les talents d’Ymryl en la matière ?
— J’en ai quelque idée, concéda Mysenal. Toutefois…
— Et serions-nous venus seuls si nous étions de mèche avec Ymryl ? Sachant où vous étiez, nous pouvions nous borner à le lui dire. Il aurait dépêché des troupes pour vous anéantir et vous aurait assaillis par surprise.
— Par surprise, non. Nous avons des veilleurs dans les hautes branches sur une demi-lieue à la ronde. Ils nous auraient prévenus et nous aurions eu le temps de nous enfuir. La manière dont vous avez été reçus ne prouve-t-elle pas que nous étions avertis à l’avance de votre arrivée ?
— Exact. Mais mon argument reste valable.
Mysenal soupira.
— Il en est parmi nous qui préféreraient tirer vengeance de cette traîtresse plutôt que de combattre Ymryl. Certains estiment que nous devrions essayer de faire ici notre vie avec l’espoir qu’Ymryl nous oubliera.
— Illusoire ! Il s’ennuie, et se fera bientôt une joie de prendre lui-même la tête de la meute. Il ne vous a tolérés jusqu’à présent que parce qu’il croyait que ceux qui ont conquis l’Ouest se préparaient à l’attaquer. Dans cette optique, il gardait à Virinthorm le gros de son armée. Maintenant que la menace n’a rien d’immédiat, il va se souvenir de vous.
— Les envahisseurs se querellent ? (La voix de Mysenal trahissait un intérêt soudain.) Ils se battent entre eux ?
— Pas encore. Mais c’est inévitable. Je constate que vous en saisissez les implications. Voilà ce que nous sommes venus vous dire, entre autres choses.
— S’ils se tombent dessus, nos chances de frapper efficacement ceux qui se sont emparés de Virinthorm s’en trouvent considérablement accrues ! (Mysenal frotta sa balafre.) C’est sûr. (Son front, de nouveau, se plissa.) Mais ce renseignement pourrait faire partie de votre stratagème pour nous tromper…
— Interprétation tortueuse que néanmoins je vous accorde, intervint prudemment Jhary-a-Conel. Mais admettre que nous sommes là pour nous joindre à votre lutte contre Ymryl me paraît de loin plus vraisemblable.
— Moi, je le crois.
C’était une jeune fille qui avait parlé. Lyfeth. Une amie d’enfance d’Ilian et la maîtresse de son frère.
Son opinion porta. Après tout, ce n’étaient pas les raisons de haïr Ilian qui lui manquaient.
— Je pense que nous devrions les détacher. Provisoirement, du moins. Le temps d’écouter tout ce qu’ils ont à nous dire. Sans Katinka van Bak, n’oubliez pas, nous n’aurions même jamais offert la moindre résistance à Ymryl. Et nous n’avons rien contre leur compagnon, Jhary-a-Conel. Il se pourrait aussi que… qu’Ilian… (ce nom avait à l’évidence du mal à se former dans sa bouche)… veuille se faire pardonner. Personnellement, je ne puis affirmer que je n’aurais pas trahi Bradne, m’eût-on soumise aux tortures que Katinka van Bak nous a décrites. Elle fut pour moi une amie. Comme nous tous, je l’ai tenue en haute estime, l’ai vue reprendre la bannière de son père et se battre avec ardeur. Oui, je me sens prête à la croire, tout en restant sur le qui-vive.
Lyfeth s’avança jusque devant Ilian.
Qui baissa la tête et ferma de nouveau les yeux, incapable de soutenir le regard de son ancienne amie.
Mais une main ferme se tendit et la saisit par le menton, lui releva de force la tête.
Elle rouvrit les yeux, fit un effort pour les plonger dans ceux de Lyfeth, et y vit un mystère. Ils étaient pleins de haine mais aussi de compassion.
— Hais-moi, Lyfeth de Ghant, murmura-t-elle, si bas que nul autre ne pouvait l’entendre. Le reste est inutile. Mais tu dois m’écouter car je ne suis pas venue vous trahir.
Lyfeth se mordilla la lèvre. Elle avait été belle, jadis, plus belle qu’Ilian, mais ses traits s’étaient durcis, des rougeurs déparaient son teint devenu blême. Elle avait les cheveux courts, au ras de la nuque, et ne portait aucun bijou. Vert était son sarrau rapiécé, pour se fondre dans le feuillage, et le serrait à la taille une large ceinture tissée soutenant sa dague et son épée. Elle allait jambes nues, chaussée de sandales à semelles rigides. Sa mise ne différait en rien de ce que portaient la plupart des autres. Avec son haubert et ses cuissards de mailles, Ilian se sentait presque exagérément vêtue.
— Que tu sois venue cette fois dans l’intention ou non de nous trahir est sans importance, dit Lyfeth, car la mort de Bradne resterait un motif suffisant pour te punir. Conception barbare de la justice, je sais ; mais elle est ancrée en moi. Toutefois, si tu disposes d’un moyen de vaincre Ymryl, nous sommes tenus de t’écouter. Le raisonnement de Katinka van Bak est sans défaut. (Elle se tourna vers ses compagnons, laissant retomber la tête d’Ilian.) Qu’on tranche leurs liens !
— La Corne Jaune ne va pas tarder à dresser des plans de bataille contre les provinces occidentales, dit Jhary-a-Conel. (Le chat était de retour sur son épaule et, distraitement, il le caressait en narrant à Mysenal et aux autres ce qu’il avait appris par son entremise.) À l’heure actuelle, qui est au pouvoir là-bas, vous le savez ?
— Un certain Kagat Bearclaw tenait sous sa coupe les cités de Bekthorm et de Rivensz, répondit Lyfeth, mais des nouvelles plus récentes donnent à penser qu’il aurait été assassiné par un rival et qu’ils seraient à présent deux ou trois à se partager son fief, dont un nommé Arnald de Grovent n’offrant que peu de ressemblance avec un être humain. Il serait gratifié d’un corps de lion et d’une tête de singe tout en se déplaçant comme vous et moi sur deux jambes.
— Une créature du Chaos, fit Jhary-a-Conel, songeur. Leur nombre est tel à Garathorm ! Comme si ce monde était devenu terre d’exil pour tous ceux qui servent les puissances de l’Entropie ! Désagréable hypothèse.
À l’ouest, il y avait eu deux autres grandes villes, se rappela Ilian.
— Qu’en est-il de Poytarn et de Masgha ?
Mysenal parut surpris.
— Vous n’êtes pas au courant ? Une énorme explosion a détruit Masgha, entraînant la mort de tous ceux qui s’y trouvaient. Les témoignages concordent : la résistance locale n’est pas en cause. Les envahisseurs se seraient eux-mêmes fait sauter par accident. Quelque sorcière expérience, à coup sûr.
— Et Poytarn ?
— Pillée, rasée puis abandonnée. Ceux qui ont fait ça ont continué droit sur la côte, sans nul doute dans l’espoir d’y effectuer une aussi riche cueillette. Une déception les y attendait : des bourgades évacuées. Dans notre malheur commun, ce sont ces populations maritimes qui ont eu le plus de chance. Bon nombre ont réussi à prendre la mer et à s’échapper vers des îles lointaines avant l’arrivée des envahisseurs, lesquels, sans moyen de navigation, n’ont pu les poursuivre. J’espère qu’ils sont arrivés à bon port. Nous resterait-il des bateaux que nous tenterions de les rejoindre.
— Ont-ils esquissé une contre-attaque depuis ces îles ?
— Pas encore, répondit Lyfeth. Mais bientôt, espérons-le.
— Ou jamais, dit un autre. Ils ont vraisemblablement le bon sens d’attendre leur heure… à supposer qu’ils n’aient pas simplement laissé derrière eux les problèmes du continent.
— Ils n’en restent pas moins des alliés potentiels, dit Katinka van Bak. Je ne me rendais pas compte que tant de Garathormiens avaient pu fuir.
— Mais nous ne pouvons entrer en contact avec eux, fit patiemment remarquer Lyfeth. Faute d’embarcations.
— On doit pouvoir trouver un autre moyen. Mais nous y réfléchirons plus tard.
— Ymryl me paraît se fier aveuglément à cette corne jaune qu’il porte au cou. S’il était possible de la lui voler ou de la détruire par quelque moyen, son assurance ne manquerait pas d’en être ébranlée. Peut-être même tire-t-il effectivement, comme il le croit, sa puissance de cette corne. Auquel cas, ce serait une raison de plus de la lui soustraire.
— Bonne idée, dit Mysenal, mais d’une exécution passablement ardue. N’êtes-vous pas de cet avis, Katinka van Bak ?
Katinka marqua son accord d’un signe de tête.
— Quoi qu’il en soit, dit-elle, il s’agit là d’un élément essentiel sur lequel nous devons continuer de réfléchir. (Elle renifla et se frotta le nez.) Mais la première chose dont nous ayons besoin, c’est d’être mieux équipés. De disposer d’armes un peu plus modernes, enfin… de mon point de vue. De lances-feu, par exemple. Si chacun d’entre nous était armé d’une lance-feu, nous triplerions d’un coup notre force de frappe. Combien sommes-nous, Lyfeth ?
— Cinquante-trois.
— Il nous faut donc cinquante-quatre de ces bonnes armes, la supplémentaire étant pour Jhary dont l’équipement n’est pas moins primitif que le vôtre. Par bonnes, j’entends des armes qui requièrent une source d’énergie…
— Je vous suis, dit Jhary. Vous prévoyez une certaine consommation de ressources par Ymryl et les autres quand ils en viendront à se faire la guerre. Si nous sommes alors en possession d’armes du type des lances-feu, notre avantage sera considérable, si réduit que soit notre effectif.
— C’est ça. Seulement voilà, comment se doter d’un tel arsenal ?
— Un voyage à Virinthorm pourrait s’imposer, dit Ilian. (Elle se leva, étira ses muscles meurtris et grimaça. Elle s’était dépouillée de sa cotte de mailles pour revêtir le même sarrau vert que ses anciens amis, ne ménageant pas ses efforts pour leur montrer son désir d’être à nouveau reconnue comme l’un d’eux.) Car c’est là que nous pourrions trouver de telles armes.
— Et la mort, ajouta Lyfeth. Nous pourrions également y trouver la mort.
— Nous allons devoir nous déguiser pour chercher ces armes, dit Katinka van Bak en se caressant les lèvres.
— Mieux, proposa Jhary-a-Conel, nous pourrions faire en sorte qu’on nous montre où elles sont.
— Que voulez-vous dire ? lui demanda Ilian.